La vie est devenue insupportable depuis que l’armée israélienne a tendu, au Sud, une clôture électronique, qu’elle a limité le passage des personnes et des marchandises à partir du village et vers le village, et depuis qu’elle a détruit 310 hectares des 350 de terres qui y étaient cultivées...
L’âne ruait de colère, refusant d’avancer. Plus exactement il refusait de revenir sur ses pas et de gravir la dune de sable qu’il n’avait consenti à descendre qu’avec beaucoup de difficultés une demi-heure plus tôt, attelé à la charrette transportant le lourd moteur de la pompe à eau. Son propriétaire, Mahmoud Abou Halima, n’a pas arrosé son champ ces dernières semaines, depuis que la pompe du puits est tombée en panne. Vingt jours plus tôt, il avait réussi à sortir de son terrain avec le moteur, pour réparation, mais son retour s’est révélé plus compliqué. Jeudi dernier, les soldats du poste ont dit n’être pas informés d’une autorisation qui aurait été donnée d’entrer avec le moteur.
Abou Halima habite à Seafeh dans le nord-ouest de la Bande de Gaza, emprisonné entre les colonies de Dugit et d’Alei Sinaï. Après quelques attaques palestiniennes contre les colonies et contre des soldats dans la région, ainsi que des tentatives d’infiltration de Palestiniens armés, une clôture électronique a été tendue dans le nord de la Bande de Gaza, au Sud de ces deux colonies et de la colonie de Niznit. En outre, ces trois dernières années, l’armée israélienne a adopté des règles très rigoureuses à l’égard des déplacements des Palestiniens sur place, même s’ils vivent là depuis des dizaines d’années avant la création des colonies, même s’ils sont les premiers à avoir fait fleurir le désert, à avoir planté des vergers, des figuiers, des plants de vigne, à avoir fait pousser des légumes et à être partis à la pêche.
Une centaine de familles palestiniennes vivaient à Seafeh jusqu’il y a peu. Il ne reste actuellement que 45 familles, environ 180 âmes. La combinaison des limitations dans les déplacements et de la destruction de la plus grosse part des terres cultivées, n’a laissé d’autre choix à la majorité que de fuir pour Beit Lahiya ou Gaza. Seafeh s’étend sur quelque 390 hectares de terres dont 350 étaient cultivés : vergers, champs de légumes, serres. Aux dires d’un des habitants, Moussa al-Ghoul, les forces armées ont, ces trois dernières années, ratissé, déraciné, mis à nu, aplani presque tout ce territoire. Il ne reste aux habitants de Seafeh que 40 hectares verdoyants sauvés des dents des bulldozers. Des 41 puits qui servaient aux habitants pour les besoins de l’agriculture comme pour les besoins domestiques, les bulldozers de l’armée israélienne en ont détruit 32 ces trois dernières années, moteurs, pompes et réseaux d’irrigation compris.
Depuis la houdna (la trève), la situation s’est aggravée. Une toute neuve et pimpante route asphaltée s’étire à côté de la clôture électronique. Une porte a été fixée dans la clôture. La plus grande partie du temps, elle est fermée, ne s’ouvrant officiellement, et pour les habitants de Seafeh uniquement, que de sept à neuf heures du matin et de deux à cinq heures de l’après-midi. Chaque matin et chaque après-midi, un véhicule blindé se rend sur place : après un ratissage en règle, les soldats ouvrent la porte et le blindé surveille à distance le mouvement des piétons. C’est comme ça officiellement. Mais les soldats sont souvent en retard, et la porte n’est ouverte que bien après l’heure fixée. Hier, par exemple, elle n’a été ouverte qu’à huit heures moins vingt du matin. En période scolaire, les élèves arrivent régulièrement en retard en classe. Il en va de même pour les habitants qui travaillent en dehors de leur village : employés dans les services de l’Autorité, enseignants, élèves de l’enseignement secondaire. C’est ce qui en a amené beaucoup à décider d’aller s’installer à Gaza ou à Beit Lahiya.
Sur la pente de la dune, du côté sud-ouest, sont dispersées les maisons colorées de la colonie de Dugit, entourée d’une clôture. À son entrée nord-est, est fixé « Entrée des travailleurs » palestiniens : une porte métallique jaune, un alignement de blocs de béton et une position circulaire blindée tenue par des soldats. Aux heures où la porte de la clôture électronique est ouverte, les soldats contrôlent également les habitants allant au nord vers Seafeh ou allant au sud vers Gaza. L’entrée est interdite à qui n’habite pas Seafeh. L’organisation « Médecins sans Frontières » travaille sur place de manière régulière, du fait que l’entrée des équipes médicales palestiniennes se heurte à des difficultés. Mais les « Médecins sans Frontières » doivent coordonner leur entrée deux jours à l’avance. - il apparaît parfois que les soldats du véhicule blindé affecté à la surveillance de la porte ne sont au courant de rien, ce qui exige une nouvelle coordination et une nouvelle perte de temps.
Si quelqu’un a pu espérer qu’avec la houdna, quelque chose changerait à Seafeh, il a déjà abandonné son espoir. Ce n’est pas seulement que la facilitation des déplacements introduite par l’armée dans la Bande de Gaza, à la suite de la houdna, ne l’a pas été à Seafeh : les mesures ont même été durcies. Durant ces dernières années, Moussa al-Ghoul est devenu le coordinateur de fait entre les habitants et les autorités de l’armée israélienne (par l’intermédiaire des gens de la Commission Israélienne de Coordination et de Liaison). Avant la houdna, raconte-t-il, il y avait un accord pour la sortie quotidienne et le retour de 14 charrettes tirées par des ânes et chargées de produits agricoles. L’entrée de marchandises était autorisée le lundi et le jeudi uniquement. Farine, aliments pour le bétail, engrais, mazout nécessaire aux générateurs d’électricité et aux moteurs des pompes à eau (la zone n’est pas reliée aux réseaux de distribution d’eau et d’électricité). De même, trois tracteurs étaient autorisés à entrer et sortir pour le transport de charges trop lourdes. Comme un moteur. Le jeudi, les soldats amènent un chien entraîné qui a pour tâche de flairer si les appareils qui sont introduits dans le secteur ne cachent pas d’explosifs.
Or tout à coup, après la houdna, on a interdit la sortie quotidienne des charrettes et la sortie de tracteurs est devenue totalement interdite. Il y a deux semaines environ, les habitants du lieu ont reçu la nouvelle que dorénavant, la sortie des produits agricoles ne serait, elle aussi, autorisée que les lundis et jeudis. Pourquoi ? Ils n’ont pas reçu d’explications. Il n’y a pas l’électricité à Seafeh, donc pas de possibilités d’entreposer les récoltes en les réfrigérant : celles-ci sont donc amenées à se dégrader rapidement. Hier matin, par exemple, le passage d’une seule charrette qui transportait des melons a été autorisé. Deux charrettes chargées d’oignons ont attendu une longue heure près du poste militaire, en vain.
Le sentiment est que souvent, les règles dépendent de l’humeur des soldats. Il y a quelques jours, racontait-on à Seafeh, un des habitants portait sur une charrette tirée par un âne, un grand jerricane contenant 20 litres d’essence. Le soldat lui a interdit de continuer avec la charrette et lui a conseillé d’aller chercher un petit jerricane vide, de le remplir, de le porter à pied jusqu’au village (à quelques centaines de mètres de la porte), de revenir, de le remplir de nouveau et ainsi de suite.
Hier matin, al-Ghoul a encore négocié, sans succès, l’autorisation de faire passer un tracteur pour sortir trois tonnes de bois secs. Après que tant d’arbres ont été déracinés, puis qu’ils ont séché, les habitants tentent au moins de les vendre comme bois à brûler. Mais leur transport n’est pas un travail pour des charrettes tirées par un âne. Jeudi, il a été démontré que même un moteur est trop lourd pour un âne.
Bien que le chien ait reniflé le moteur et que les soldats aient examiné les papiers d’Abou Halima, le passage n’a pas été autorisé. Al-Ghoul affirme que c’était la deuxième fois qu’il coordonnait le passage du moteur avec le coordinateur israélien de la Commission de Liaison. Les soldats ont dit qu’ils n’avaient pas connaissance de cela. Et qu’il fallait ramener le moteur à l’extérieur de la clôture. Quand il est apparu que la chose était impossible, ils ont engagé dans cette mission la jeep de leur unité. Elle est arrivée, puis les soldats, avec Abou Halima et encore un membre de sa famille, se sont activés à détacher l’âne et à atteler la jeep à la charrette à la place de l’âne. Le soldat qui conduisait la jeep a mis en marche, mis les gaz - et rien n’a bougé. Ainsi donc, la jeep non plus ne pouvait pas tirer le moteur dans la montée. Il ne restait plus qu’à faire appel au véhicule blindé qui était en haut, avec ses cinq soldats. Le véhicule blindé a patiné dans la descente de la dune, a tourné, la jeep a été libérée de ses liens et ceux-ci attachés au véhicule blindé. Abou Halima, menant l’âne, marchait derrière la charrette. Le véhicule blindé allait devant eux et un soldat était sur la route à diriger le convoi.
En dépit de ce spectacle surréaliste, il ne venait pas le moindre sourire sur le visage d’Abou Halima. Ses récoltes de l’été, sur les quelques ares qui n’ont pas été rasés, sont presque ravagées par la sécheresse. « Encore deux mois », dit-il tout en observant les soldats occupés à atteler le véhicule blindé à la charrette, « et nous serons tous partis d’ici ». En commentaire, le porte-parole de l’armée israélienne a déclaré que « suite à un incident technique survenu récemment, les habitants ont été empêchés de faire passer de l’équipement qu’il n’était pas possible de soumettre à un contrôle de sécurité, comme requis. Jeudi, il n’y a pas eu de coordination pour le passage du moteur. Quand la demande sera transmise, selon la procédure, au personnel de coordination et de liaison, elle sera examinée par l’instance habilitée à décider. Toutes ces conditions sont destinées à empêcher le passage de moyens de lutte dans la zone ». Selon le porte-parole, « la question de l’amélioration des conditions de passage et de subsistance des habitants est examinée régulièrement. Il a récemment été décidé de construire un nouvel accès à cette zone, qui offrirait une réponse à l’entrée et à la sortie de marchandises de manière régulière ».
Et alors les colonies ont été fondées Des ouvriers israéliens s’affairent à l’élargissement de la route unissant Alei Sinaï et Dugit. À côté, sur les routes de sable, ne circulent pas de voitures palestiniennes : leurs déplacements ont été interdits peu après le déclenchement de l’Intifada. Il est interdit aux habitants de Seafeh de descendre à la mer. Les gens restent chez eux, à 300 mètres de la plage, et soupirent : « Comme la mer me manque ». La famille al-Ghoul est originaire du village palestinien de Harbiya dont les habitants ont été chassés et ont fui en 1948. Sur leurs terres se trouvent les kibboutz de Zikkim et Carmiya. En 1960, la famille al-Ghoul a quitté le camp de réfugiés de Shati et s’est installée dans la zone de Seafeh : comme premier pas vers le retour à la maison, à Harbiya, disait le père de famille à qui manquait tellement aussi le travail de la terre.
En 1964, l’administration égyptienne a déclaré le « projet Nasser » dans la région, vente à tempérament de parcelles de terres destinées à l’agriculture. Depuis 1967, déclare Moussa al-Ghoul, les autorités israéliennes ont fait tout leur possible pour essayer de les faire bouger de là : ils ont été coupés de la municipalité de Beit Lahiya et placés sous la responsabilité du Ministère de l’Intérieur israélien, on a exigé d’eux des montants beaucoup plus élevés que les paiements échelonnés consentis par les autorités égyptiennes, ils n’ont pas été reliés au réseau électrique, ils n’ont pas été reliés au réseau de distribution d’eau, ils se sont vus interdire d’agrandir leurs maisons ou de bâtir d’autres maisons. À certains, il a été proposé de s’en aller, contre paiement.
En 1983, Alei Sinaï a été fondé. Dugit, en 1990. « Les trois enfants de Dugit, on vient les chercher en bus pour être à l’heure à l’école et mes enfants, à cause de la clôture, ne réussissent jamais à arriver à l’heure à l’école », dit Yasser Zandah chez qui vivent 23 personnes. Dugit, avec ses maisons et ses lumières, est situé à une dizaine de mètres de sa pauvre maison : un amoncellement de blocs de béton, pas d’électricité (la maison était reliée aux maisons de Beit Lahiya, mais lors des opérations de ratissage par l’armée israélienne, le câble électrique a été coupé et l’autorisation n’a pas été donnée de rétablir la connexion). Le soldat du bulldozer comptait aussi détruire le puits qui se trouve à côté de la maison, mais Tamam Zandah, l’épouse de Yasser, s’est plantée devant le soldat et l’a imploré pour l’eau et la vie de sa famille. Quasiment tout leur terrain verdoyant a été écrasé sous les bulldozers. Ils ne peuvent pas mener paître leur bétail : la clôture leur est fermée.
Tamam Zandah est née dans une famille de réfugiés, de Jaffa. La leçon de 1948, dit-elle, l’amène à s’accrocher à sa terre en dépit des difficultés énormes. Zandah, comme al-Ghoul et d’autres habitants de Seafeh, sont convaincus que derrière la destruction de leurs terres, derrière les limitations de déplacements qui font d’eux des prisonniers hors de chez eux ou des prisonniers chez eux, se cache le vieux projet de les chasser de leur terre. Un transfert paisible, courtois. La sécurité n’est qu’un prétexte, dit al-Ghoul.